Discours de réception de Georges Vedel

Le 18 mars 1999

Georges VEDEL

Réception de Georges Vedel

 

   M. Georges Vedel, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. René Huyghe, y est venu prendre séance le jeudi 18 mars 1999, et a prononcé le discours qui suit :

     Messieurs,

     Ceux qui m’accueillent comme confrère aujourd’hui ont tous été à la place où je me trouve maintenant et rien ne pouvait mieux m’y préparer que de lire et de méditer les propos qu’ils tinrent dans une telle occasion. Ils m’ont beaucoup appris, du moins je l’espère, même si, dans quelques instants, on doit penser que je n’ai pas tiré de ces enseignements le parti attendu.

     Sur un point cependant je n’ai pas été surpris de la leçon reçue, car il était acquis d’avance et m’assurait qu’une partie au moins de ce que je vais dire serait irrécusable. Il s’agit des remerciements à l’illustre Compagnie où je prends rang. je voudrais non seulement les formuler avec force mais faire comprendre qu’ils procèdent d’une reconnaissance toute particulière, je n’ose dire singulière.

     Les raisons de ce sentiment sont diverses et multiples. Je n’ai certainement pas l’outrecuidance de contester la pesée bienveillante de mes mérites. Ce n’est pas mon affaire. Il suffira de dire que je suis, sur ce chapitre, un disciple laïque de saint Augustin : le salut, je veux dire, mon élection, mes chers confrères, ne dépend pas principalement de mes œuvres de pécheur mais de la grâce peut-être inexplicable dispensée par mon juge. Que vous me l’ayez consentie ne supprime pas mon étonnement mais apaise ma conscience.

     En revanche, je voudrais qu’il me soit permis de justifier la gratitude particulière que je dois au courage — que dis-je — à l’intrépidité qui vous a fait passer outre à deux inconvénients cependant bien visibles dans ma personne : l’un, celui de mon âge, le second, celui de l’étroitesse de mon savoir.

     Sur le premier, l’âge, qui revêt l’évidence cruelle mais incontestable des chiffres, je n’ai rien à dire, hélas ! Je balance seulement sur le point de choisir comment payer ma dette. Devrai-je avec une discrétion méritoire ne pas m’attarder dans une immortalité conférée in extremis ? Ou, au contraire, me faut-il rendre hommage à la thaumaturgie académique et sur la foi de beaux exemples, trouver un nouveau souffle pour prolonger la course ?

     Plus sérieux est le second inconvénient que j’ai peur de vous infliger. C’est de n’être qu’un juriste et de l’espèce la plus aride, un professeur, voire un « enseignant », comme en modernité le veut le vocabulaire.

     J’entends bien que votre Compagnie n’est pas une corporation de seuls écrivains ni même de seuls artistes, et que vous avez toujours accueilli des représentants qualifiés de tous les secteurs de la société. Mais, quand, de cette rassurante généralité je descends à un recensement concret des personnes, il m’apparaît que, si une position honorable dans une profession elle-même respectable peut donner un titre à l’un des vôtres, celui-ci a toujours à son actif des conquêtes dans d’autres domaines que celui qui est strictement le sien. Les exemples passés et présents sautent aux yeux.

     Selon un savant historien du droit, le premier professeur de droit qui appartint à l’Académie fut Jean Doujat, mon compatriote du Languedoc. Son élection en 1650 au trente-huitième fauteuil dut quelque chose à la bienveillance du Cardinal de Richelieu. J’aimerais que son protecteur fût Armand du Plessis. Mais celui-ci était mort depuis huit ans. Son frère aîné Alphonse, « le cardinal de Lyon », plus doué semble-t-il pour l’immortalité, veillait peut-être sur l’institution chère à son cadet. Jean Doujat avait pour lui, il est vrai, mieux que des recommandations. Homme de lettres et orateur réputé, il conquit sa place à la Faculté de droit de Paris et au collège du Roi. Il entendait, dit-on, une dizaine de langues dont l’esclavonne, l’hébraïque et la turque. D’autres ici peuvent à bon droit se réclamer de ce précédent. Ce n’est pas mon cas.

     Si quelque défenseur, se commettant d’office, présentait mon excuse, peut-être ferait-il valoir que, même réduit à l’étroitesse de son état, le professeur de droit peut avoir dans votre sein quelque occupation.

     Dans la grande affaire de notre Compagnie, c’est-à-dire la défense de la langue, il n’est pas pour la totalité partie prenante. Mais comme membre d’une force auxiliaire il peut avoir son utilité.

     La Faculté de droit demeure l’un des lieux de France où l’on parle encore le latin notre langue mère, Summum jus, summa injuria fait partie du bagage de l’apprenti qui reçoit ainsi de bonne heure une leçon de réalisme. Il faut plusieurs volumes pour recenser les locutions et les adages de droit pour la plupart en latin. Pour s’en tenir à ces derniers on en compte plus de trois cents. Et ce latin n’est pas de cuisine. Tel de mes collègues peut improviser une harangue en bon parler cicéronien. En réplique, tel autre lui dédie, dans une langue plus pure que celle du Digeste un bel et bon article de droit constitutionnel à jour : De Repulica, cujus leges principia genuerunt.

     Même dans sa rusticité, le professeur de droit peut, avec les adages français, du Moyen Âge au Code civil, proposer la recette, aujourd’hui un peu oubliée, de parler bref pour dire quelque chose.

     « Aliéné n’aliène » interdit en deux mots de disposer de ses biens à qui n’est pas en bon état mental ; « Ne dote qui ne veut » décide en cinq mots que la dot des filles est l’objet d’une obligation naturelle des parents, mais non d’une obligation civile contraignante.

     Le mariage a inspiré à nos vieux robins de savoureuses formules plus gaillardes que nos lois d’aujourd’hui, porteuses de licences moroses. Écoutez : « Boire, manger, coucher ensembleC’est mariage, ce me semble. »; « Les mariages se font au ciel mais se consomment en la terre. » « Qui fait l’enfant doit le nourrir. » « Morte ma fille mort mon gendre. » Et, plus provocant que tous les autres, l’adage : « En mariage trompe qui peut. » Ne crions pourtant pas au scandale : ce célèbre brocard de Loysel n’absout point l’adultère. Il signifie — mais c’est beaucoup — que tel ajustement trompeur, telle manière enjôleuse, telle fable inventée dont la découverte pourrait entraîner la nullité d’un contrat ordinaire ainsi entaché de dol sont au contraire licites pour appâter, séduire ou conquérir un futur ou une future.

     Ne me dira-t-on pas cependant que le vocabulaire juridique est souvent rébarbatif, et que ce n’est pas là un modèle sur lequel se régler ?

     Cette affirmation mériterait d’être discutée. Tout d’abord elle est, plus souvent qu’on ne pense, démentie. Ensuite, il est au contraire nécessaire que le grand trésor de notre langue reçoive l’apport des langages de métier. Évitons le jargon destiné à dépayser le profane ; gardons en revanche précieusement les mots irremplaçables qui sont nos outils. Si le terme de « chirographaire » intrigue à bon droit beaucoup de bons esprits, peut-être des académiciens, consolons-nous en pensant qu’en quatorze lettres il signifie un concept et un corps de règles qui, pour un simple résumé, exigeraient plus d’une page. C’est pourquoi s’exposerait aux « sifflets de tous ses compagnons » le notaire qui céderait à la requête de Philaminte et de Bélise d’écrire en beau langage le contrat de mariage d’Henriette.

     Dernier service que le juriste « sans qualité » peut rendre : quelques travaux d’entretien. Ne pas laisser prescrire le contresens courant sur ce qu’est l’amodiation, pourchasser la lettre h qui, par évocation de l’horreur, orne une fois sur deux l’adjectif « exorbitant » ; peut-être, au contraire, absoudre au bénéfice de l’ancienneté le dérapage unanime faisant « passer aux aveux » un suspect qui, jadis, aurait « passé des aveux » (comme on passe un contrat, comme on passe une loi, comme on passe condamnation).

     Modéré et quelquefois indulgent, ce juriste pourra cependant se montrer impitoyable. Ce sera envers l’Administration.

     Les plus rigoureux gardiens du français savent qu’une langue vivante ne mérite ce nom que si elle sait au fil des ans se rajeunir en acceptant des mots nouveaux. Et certes, avec Montaigne, Rabelais et quelques autres, nous croyons que le parler populaire, dès lors qu’il dépasse l’onomatopée ou l’inversion de syllabes, est une pouponnière de notre langue. Mais hélas ! la langue administrative, qui fut si belle au siècle de Louis XV, tourne à l’asile de monstres. Détournons-nous de ce spectacle affligeant après une seule citation : désormais, on n’est point « candidat », on ne pose pas une candidature, mais on « candidate ». C’est le terme consacré devinez par qui ? Par l’Éducation nationale qui, par le verbe et par l’écrit, a contaminé le monde universitaire lui-même. Pourtant, à ma critique véhémente quelqu’un a l’autre jour objecté par plaisanterie que « candidater » était un moindre mal ; on aurait pu craindre « candidaturer » et la suite « candidaturation », car les barbarismes engendrent de riches postérités.

     Il est temps cependant d’oublier l’imploration par laquelle j’ai commencé mon discours, puis la déploration à laquelle je viens de m’abandonner. L’heure est venue de la consolation.

     Elle vient — et avec quelle force — de René Huyghe, dont je vais, selon le rite, prononcer l’éloge, mais à qui, hors de toute liturgie, sont venus en gerbe ou en feu d’artifice les hommages les plus hauts et les plus chaleureux.

     Appelé par l’Académie en 1960 dans le milieu de sa cinquantaine il était né en 1906 — il y siégea plus d’un tiers de siècle. Sa présence parmi vous était naturelle et nécessaire. Elle s’inscrivait dans une tradition toujours vivante, celle de réserver une place aux auteurs qui, historiens, philosophes ou critiques d’art ou de lettres, servent doublement les créations de l’esprit puisqu’ils les comprennent, les expliquent, les éclairent et, ce faisant, les accroissent de leur œuvre propre. Mais René Huyghe était, on le sait ici comme au Louvre, comme au Collège de France, comme dans beaucoup de hauts lieux de la France et du monde, une personnalité dont la richesse se déployait dans plus d’une dimension.

     Les hasards de la vie à Paris m’avaient permis de l’approcher à l’occasion d’un dîner dans lequel la distribution des places n’était pas favorable à la communication. J’en avais gardé le souvenir d’une haute et belle stature, d’un visage ouvert et attentif, d’un abord cordial. C’était peu pour satisfaire le désir, que j’avais un instant nourri en forme d’espoir, d’approcher une personnalité dont la réputation avait dépassé très largement le cercle des amateurs d’art et d’un public spécialisé.

     La perte de cette occasion m’attriste encore plus aujourd’hui. Pour être digne de mon premier travail académique et de celui à qui il est dédié, je ne peux retrouver que par des signes et des traces l’homme dont le souvenir est toujours vivant.

     Toutes sources sont bonnes, chacune à sa manière. L’œuvre écrite de René Huyghe est évidemment précieuse dans son abondance, sa qualité et sa variété, depuis l’autobiographie jusqu’à la réflexion philosophique, en passant par ce qui en est le cœur : les œuvres de psychologie et d’histoire de l’art. Non moins précieuse est l’approche de ce qui a été écrit sur René Huyghe, sur son action et sur ses travaux.

     Le secours des collègues, des confrères et des amis de René Huyghe me fut largement accordé, et je leur exprime ici mes remerciements pour m’avoir si largement ouvert leur mémoire et leur cœur. Je dois surtout dire ma respectueuse gratitude à Mme René Huyghe. Son témoignage par lui-même vient en premier. Mais de plus il est porté par celle qui eut en partage avec l’auteur de L’Art et l’Âme la maîtrise du métier et l’appel à l’intuition, deux titres à faire comprendre l’homme qui les porta au plus haut point.

     L’un des jeux les plus piquants de la psychologie romancée est de demander à des témoins différents qui s’ignorent entre eux le portrait du même homme ou de la même femme. À l’arrivée on a souvent autant de portraits que de témoins et entre eux non pas des différences de détails mais des contrastes quelquefois inconciliables. Si j’avais — ce qu’à Dieu ne plaise — voulu pratiquer cet exercice, j’en aurais été pour mes frais. La concordance de ce que l’on m’a dit, raconté, loué de René Huyghe est totale non seulement entre ceux et celles que j’ai interrogés mais — ce qui est plus rare — entre eux et l’auteur vu par lui-même. Sa culture, son extraordinaire sensibilité artistique, son érudition presque sans limites, son aptitude égale à l’action et à la pensée, sa dignité face aux attaques, ses qualités de cœur, tout cet inventaire de richesses ne devait rien à une pieuse convention mais résultait d’un lucide accord.

     Pourtant, au-delà même de cet unisson, un propos se répétait à l’identique : René Huyghe était, dans ses cours et dans ses conférences, un incomparable orateur — en dépouillant ce terme de toute connotation restrictive. Entendons-le, comme désignant celui qui sait à la fois penser et convaincre.

     L’unanimité dans l’admiration était totale : elle réunissait tous les publics, celui de l’École du Louvre, celui du Collège de France, celui des conférences ouvertes, celui des réunions savantes, celui de l’Alliance française, des Universités ou Académies étrangères. Elle allait au fond comme à la forme. À chacun des auditeurs René Huyghe apportait la joie de comprendre et la magie du discours. Le plus remarquable est que cette adhésion vienne sans différence des hommes comme des femmes, des anciens comme des jeunes.

     Aussi ne faut-il pas s’étonner de la confidence que le conférencier nous livre et qui fournit une des clés de sa vie et de ses œuvres. Citons :

     « J’ai toujours préféré m’exprimer oralement plutôt que par écrit, la parole me semblant permettre une manifestation directe de la pensée. De plus, l’écriture implique une fixation qui neutralise en partie, tandis que le verbe transporte la pulsion même de l’activité mentale, telle une oriflamme en enregistrant le vent.

     La présence et la réaction de l’auditeur, sensible dans sa mine comme dans son degré d’attention, créent un courant analogue à celui de l’électricité qui va d’un pôle à l’autre. L’écriture fixe et pétrifie, la parole s’élance et vole, modulant l’expression au rythme de son élan. »

     Retenons, si vous le voulez bien, ce bel éloge du verbe qui, d’ailleurs par son rythme, par le choix des mots, par les comparaisons (l’oriflamme et le vent, les pôles d’électricité ... ) est visiblement parlé avant d’être écrit. Nous en reparlerons plus tard comme d’un signe de piste sinon comme d’une explication en termes de causalité.

     Au fur et à mesure que se dissipait quelque peu ce que l’on nommerait ignorance ou ingénuité de ma part, il devenait évident que je ne comprendrais pas René Huyghe tant que je ne l’aurais pas entendu. Cette exigence fut dans la mesure du possible satisfaite grâce au prêt amical de quelques enregistrements.

     Je fus comblé et je compris. Le sujet par lequel le hasard me faisait commencer était une visite commentée de Venise et la mise en route du disque tombait juste sur la rencontre dans le campo de Saint-Jean et de Saint-Paul, avec la statue équestre du condottiere Colleoni. Et voilà que, tout à coup, à l’appel d’un disque parlant surgissent ensemble le décor, le cavalier, le destin et la gloire de Venise, et bien sûr le magicien qui suscite cette espèce de miracle.

     À l’analyse (que permettait la répétition du morceau) tout devenait clair. Il ne manquait rien à cet accomplissement. La passion pour Venise, pour l’art et pour la beauté enflammait le propos, la connaissance à la fois érudite et affective de l’histoire et de la culture le rendait lumineux ; la perfection de la langue, la maîtrise de la voix portaient sans hésitation ni rature cette narration à sa plus haute expression. Toute cette plénitude était au rendez-vous. Il n’y manquait même pas, comme l’ont voulu les grands orateurs, même sacrés, un soupçon, une touche, un rien de théâtre, ici emprunté à la citation d’un passage exalté d’André Suarès ou d’un poème galant d’Henri de Régnier.

     Poursuivant sur cette lancée, avec mes ignorances, et ma maladresse, mais non sans lucidité dans l’attention au discours et à l’écrit, aux actes et aux livres, j’essayais de lier connaissance avec un homme qui, peu à peu, faisait ma conquête comme si, lui vivant, j’avais été son auditeur, ou le témoin informé de ses heureuses entreprises.

     Tel qu’il m’apparaissait jour après jour, René Huyghe posait une question à laquelle, d’ailleurs, ses souvenirs répondaient clairement. Comment avait-il échappé, si l’on peut dire, à la vocation que ses dons et ses goûts semblaient lui désigner et qu’il avait un moment reconnue, c’est-à-dire celle d’une carrière universitaire classique ?

     Car ce n’est pas tout d’être élu professeur au Collège de France à quarante-cinq ans. Souvent, il a fallu d’abord échapper pendant un quart de siècle aux pièges des concours, des diplômes, des mémoires et des examens qui sont tendus, ans après ans, aux bacheliers trop brillants, devenus normaliens, thésards (c’est ainsi qu’il faut dire) et promis à une chaire. Or, précisément ce piège s’est déclenché au passage de René Huyghe mais le déclic a été imparfait.

     Dans la khâgne de Louis-le-Grand où le brillant bachelier côtoyait Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty et René Maheu, le jeune Huyghe s’appliquait au travail avec tant de conviction que sa personnalité s’en trouvait menacée. C’est Maheu, amical observateur, qui lui donna un avertissement. Le voici tel que le rapporte René Huyghe lui-même :

     « Écoute, mon vieux, tu te destines à être prof de fac. Nous sommes en khâgne. À la fin de l’année tu vas intégrer l’École (normale), méfie-toi. Tu es très intellectuel, tu es déjà plus normalien que nature, tu seras déformé et tu deviendras un cuistre. C’est ce qui te menace si tu persévères. Tu as heureusement en toi un contrepoison, une ouverture affective, sensible, une force vive qui est l’art.. Dirige-toi donc de ce côté, cela te donnera l’équilibre ; applique ton intelligence à l’art, tu seras ainsi sûr de réconcilier tes aptitudes. »

     C’est ainsi, dit le narrateur, que « je pris la décision de renoncer à Normale sup. et poursuivis mes études en Sorbonne, passant ma licence, tout en préparant l’École du Louvre afin de me diriger vers la conservation des musées ».

     À la première lecture de cette confidence, alors que je n’avais pas encore fait connaissance avec mon sujet, j’avais souri, soupçonnant son auteur, pourtant homme du Septentrion, d’une galéjade. Renoncer à Normale ? Encore faut-il pour le faire être sûr que Normale ne renoncerait pas la première. Y entrer n’est pas si facile.

     Maintenant que j’y vois plus clair, je trouve au contraire naturel le propos cité. René Huyghe avait alors un palmarès scolaire de premier ordre avec, notamment, deux récompenses au concours général. Ce passé et l’éclat de sa future carrière au Collège de France et ailleurs écartent l’idée que la « renonciation » à la rue d’Ulm ne soit pas le terme propre.

     L’entrée en Université dans les années trente n’aurait certainement pas détourné René Huyghe de l’art, sa raison de vivre. Mais il n’aurait été ni le grand maître d’un musée, ni celui qui, dans le temps des périls, mit à l’abri les trésors dont il était dépositaire et fut, par monts et par vaux, l’inlassable chantre du mystère de l’art dont les premiers rites sont écrits sur les parois des cavernes.

     Dans des écrits de souvenirs où cheminent de pair la réflexion et la narration, René Huyghe a retracé son itinéraire des années trente avant la guerre et notamment comment, sur l’invitation de Louis Hautecœur dont il avait été l’élève à l’École du Louvre, il entra pour commencer à la Conservation du Louvre, d’ailleurs à titre gratuit.

     Sa prédilection déjà ancienne pour Delacroix, la parfaite harmonie entre celui-ci et son admirateur passionné, le fait que chacun était « le sosie astrologique de l’autre », tout cela préparait à un événement qui, sous le signe du peintre, allait être décisif pour celui qui n’était alors qu’un simple attaché à la Conservation.

     En hommage au centenaire du romantisme, la mise sur pied de la grande exposition Delacroix avait démontré l’efficacité et le talent d’organisateur du jeune Huyghe auquel ensuite l’on confia, comme responsable principal, la grande exposition de la peinture française à Londres en 1932.

     Sa nomination, à l’âge de vingt-cinq ans, comme conservateur adjoint des peintures du Louvre, Paul Léon l’a évoquée trente ans plus tard, lors de la remise de l’épée du nouvel académicien. Il avoue avoir « sursauté dans son fauteuil directorial » quand elle lui fut proposée. L’auteur de la proposition l’apaisa en lui garantissant : « Croyez-moi ; celui-là n’est pas comme les autres. » Et Paul Léon ajoute que, vingt ans plus tard, probablement à l’occasion de la candidature au Collège de France, Edmond Faral fit au sujet de René Huyghe, écho à ce propos. « Il n’est pas comme les autres. »

     Si je m’attarde sur ces témoignages, c’est pour être fidèle à une donnée essentielle de la vie de René Huyghe. Il eut — et sur des registres divers — une carrière exceptionnelle mais ce ne fut pas sur de faux mérites. Dans l’ordre de l’action et de la décision, il usa comme il le faut de civilité et de diplomatie, mais sans se détourner jamais de ce que les juristes appellent le bien du service. Dans l’ordre de la parole et de l’écriture, la réussite du discours ne s’obtient ni durablement ni totalement par de simples artifices oratoires.

     La vie et les occupations de René Huyghe furent toujours très denses. À partir de sa nomination comme conservateur en chef des peintures en 1937, il faudrait un théâtre aux multiples scènes pour suivre l’action et on devrait d’ailleurs y ajouter l’ubiquité de l’acteur, puisqu’il joua plusieurs rôles au même instant.

     Ce que le Louvre actuel doit à celui qui le quitta administrativement en 1951, après l’avoir préservé et rajeuni, est d’une rare importance surtout si l’on tient compte du rôle capital que son ancien conservateur garda au Conseil des musées de France dont il fut le président. Ici il me faut, hélas, résumer de façon injuste.

     La conservation et la restauration des tableaux sont évidemment pour un musée des tâches capitales. Le Louvre recourut, sous la houlette de son conservateur en chef, à une méthode plus douce et plus respectueuse que celle qui était à la mode ailleurs. Dès avant la guerre il était nécessaire de donner un peu de fraîcheur et d’attrait à ce qu’avec férocité quelqu’un nommait les « solitudes cirées » des musées sans imagination. Ici encore un merci va à René Huyghe, comme on le lui doit pour ses expositions, pour ses ambassades dans les divers pays du monde, pour sa conquête des spécialistes et des publics étrangers, vaste entreprise qui ne cessera pas, bien au contraire, avec son départ du Louvre.

     Son rôle dans l’enrichissement des collections se mesure d’abord aux donations en général qui ne vont ni sans incitations ni sans négociations laborieuses et qui ont porté sur des œuvres capitales de David, d’Ingres, de Corot, de Monet, de Gauguin et cette liste n’est qu’un bel échantillon. Quant aux acquisitions, dues aux initiatives de René Huyghe au sein du Conseil des musées de France, elles furent incessantes et particulièrement heureuses. S’adressant à lui dans une occasion déjà évoquée, Paul Léon lui offre son portrait d’avocat plaidant pour l’achat d’une œuvre :

     « Penché le buste en avant, vous foncez à grandes enjambées comme le chasseur sur sa proie. Là vous vous livrez tout entier. C’est tout d’abord l’historien : une connaissance exhaustive des sources et des références où rien n’est laissé dans l’ombre, puis avec le technicien, dirai-je faute d’un meilleur vocable, c’est l’anatomie du tableau : les lignes, les taches, l’harmonie ou l’opposition des groupes, les altérations, les essais, les reprises, les repentirs, toute une vie ondulant et palpitant sur la toile, comme une houle qui se lève sur le grand calme des eaux... Pour exprimer l’ineffable, votre pensée se revêt d’une causerie vive, hardie, primesautière, toujours chargée de savoir sans pourtant en être alourdie, se servant de l’érudition comme tremplin pour un nouveau bond. »

     Et l’un de ceux qui participa longtemps aux débats du Conseil m’a confié, mi-amusé, mi-admiratif : « J’ai entendu Huyghe aller jusqu’à recommander l’acquisition d’un tableau en faisant admirer sa beauté, argument pourtant non strictement objectif. » Le Conseil pourtant ne le récusa pas.

     Faut-il maintenant conter en détail comment le conservateur en chef, non content de restaurer, de présenter, d’accroître les trésors dont il avait la charge, joua un rôle capital dans leur préservation des périls de la guerre et des convoitises des occupants ? Je ne puis évidemment le faire qu’en forme abrégée sinon télégraphique. Mais, même résumée, cette aventure, à certains moments épique, fournit une magnifique grille d’analyse de la personnalité de René Huyghe.

     Tout d’abord le réalisme et la vertu de prudence au sens cardinal. René Huyghe n’a pas cru que Munich ait engendré une promesse de paix, au contraire. Dès l’automne de 1938, il organise des dispositifs d’emballage, certains particulièrement ingénieux, pour les grands tableaux auxquels il faut éviter les blessures de l’enroulement. Le plan des opérations est complet et s’exécute sans heurt, dès le 1er septembre 1939. Alors, à partir des refuges du début qui se trouvent en général en Normandie s’enchaînent, selon les péripéties de la guerre, de la défaite, de l’occupation partielle, de l’occupation totale, les migrations des tableaux. Le gîte final fut pour la plupart des cas trouvé dans le Lot près de Saint-Céré. L’ensemble de l’opération fut un total succès qui, à lui seul, garderait de l’oubli le nom de René Huyghe.

     Comme toujours dans cette vie foisonnante, le récit linéaire est trop pauvre. Nous en avons sauté quelques pages. Au début de la guerre : quelques mois chez Jean Giraudoux, ministre de l’Information, puis l’école des élèves-officiers du génie. Quant aux fonctions, ensuite reprises au Louvre, elles ne se bornaient pas à l’administration des œuvres mises à l’abri. À Paris, des tâches à remplir la plus facile n’était pas celle des relations avec les autorités allemandes. Celles-ci ne paraissent pas avoir en principe prétendu à un butin sur les œuvres d’art. Mais à telle ou telle occasion, ne fût-ce qu’à titre de prêt ou d’échange, des envoyés allemands, d’ailleurs généralement eux-mêmes connaisseurs, suggéraient un bon procédé de la part du musée. En pareil cas le rôle des autorités françaises, et notamment de René Huyghe, était évidemment difficile. La seule tactique qui pouvait efficacement tenir en échec les tentatives de l’occupant tenait en un mot qui d’ailleurs est plus significatif en allemand : finassieren. Ce qui suppose des feintes, des mensonges, de fausses amabilités, une certaine cruauté mentale, péchés sanctifiés par la cause juste qui les engendre.

     Le détail en serait savoureux mais tout de finesse, il nous retiendrait longuement.

     En revanche, comment omettre que René Huyghe, entré en résistance dans le Lot, était devenu capitaine d’un maquis, en portait l’uniforme et avait élaboré un plan qui cumulait ses deux devoirs : la guérilla en cas de besoin protégerait un bon moment les œuvres réfugiées ? Ce rappel met en lumière l’une des composantes essentielles de la psychologie de l’auteur : la passion d’accueillir le plus généreusement possible les chances et les risques de son destin, de croire que le cumul de toutes les possibilités est infailliblement enrichissant, que, pensées de haut et généreusement, les contradictions se dissipent, bref un noble éclectisme qui marque toute sa vie et toute son œuvre.

     Toute sa vie et toute son œuvre... ? Mais sa vie telle que j’en ai esquissé le dessin n’était-elle pas une œuvre et même un chef-d’œuvre ?

     Si pourtant on entend l’œuvre ou les ouvrages au sens étroit des écrits, l’on retrouve un foisonnement qui est la marque même de l’auteur mais qui étonne malgré tout car il a exigé une puissance de travail peu courante. La bibliographie de René Huyghe qui débute en 1932 par un livre sur Cézanne se développe tout au long de sa vie.

     Sans doute ces écrits sont-ils très liés avec l’expression orale qui les a généralement précédés et qui, on le sait, bénéficiait de la primogéniture. À cet égard on doit évoquer essentiellement l’enseignement au Collège de France auquel René Huyghe est appelé en 1951 dans une chaire dénommée selon ses vœux : « Psychologie des arts plastiques ». Le Collège de France publie un résumé annuel des cours de ses professeurs. Ces résumés établis sur un quart de siècle apportent une démonstration éclatante de la maîtrise du titulaire de la nouvelle chaire. L’histoire et la géographie de la peinture y sont déployées ; la nouvelle approche par la psychologie mise à son nouveau rang sans sectarisme ; puis au long des années la recherche philosophique s’affirme en symbiose avec l’exaltation de l’art.

     Pendant vingt-cinq ans, dans une grande salle comble et devant un public fidèle et enchanté, le professeur, renouvelant chaque année son sujet, mais dans la continuité de sa recherche, découvrit, inventa, proposa, médita, retoucha et enfin offrit au lecteur ce que son ami et son ancien du Collège de France, Paul Valéry, désignait comme le fruit de « celui qui pense. Et dont l’âme se dépense — À s’accroître de ses dons ». Le talent de parole de l’auteur lui permettait certes de passer presque sans rature du discours à l’article ou au livre auxquels il communiquait l’élan initial. Le Collège de France apportait en outre à René Huyghe avec des amitiés un haut rassemblement de savants que, dans son avidité de culture, il interrogeait fréquemment.

     Ce fut, je l’avoue, avec ce que le droit appelle une crainte révérencielle, que j’abordai la lecture, non pas certes exhaustive mais attentive, des livres de mon devancier. En effet, j’étais et je suis encore, hélas ! un presque parfait ignorant sinon de la peinture, du moins de sa connaissance ordonnée. J’aime les tableaux, les musées, les expositions. Je ne suis pas un Philistin, je l’espère du moins, mais un vrai paysan du Danube, probablement capable de regarder d’un œil distrait une toile invinciblement admirée et de s’attarder avec plaisir sur une autre, mineure mais plus proche. Ce qui aggrave mon cas, c’est que, dans le petit carré de culture attenant à mon atelier juridique, je nourris des maximes impropres à me faire progresser. Depuis ma première fable de La Fontaine je suis fasciné par la poésie et sur ce terrain où je me sens à l’aise, je puis convenablement citer, réciter, admirer ou négliger, même raisonner, voire juger. Mais ma seule croyance solide est que, contre toute rationalité, contre tout bon sens parfois, le jugement des siècles est le seul qui signifie quelque chose et je ne peux même pas dire quoi ni pourquoi. Ces poètes dont je me suis nourri, les enfants de mes petits-enfants n’en sauront peut-être pas le nom et — ce qui est plus grave — j’ai peut-être dédaigné aujourd’hui ce qu’après-demain ils contempleront comme des merveilles promises par notre temps à l’éternité.

     À plus forte raison, si je les appliquais à l’histoire de l’art, mon incompétence et mon impuissance à lire dans l’avenir éclateraient vite, surtout si j’essayais de les dissimuler par un vernis d’acquisition récente. Ceci ne me dispense pas cependant d’observer la règle du jeu.

     Qu’on prenne donc mon propos pour ce qu’il peut être. La prise de possession substantielle de l’œuvre écrite de René Huyghe m’a entraîné dans une sorte de mouvement dialectique, d’ailleurs non hégélien bien qu’en trois phases.

     La première est celle d’un respect intimidé, la seconde celle de l’interrogation hésitante, la troisième celle de la gratitude admirative. Je vais essayer une brève explication.

     Après avoir entendu l’aveu de mon indignité, on ne s’étonnera pas de ce que je commence par le respect doublé de timidité.

     Contemplons le monument en forme de Somme que livres, articles ou dialogues composent. Non seulement plusieurs milliers de pages sont devant nous, mais cet ensemble couvre un domaine immense et impose un étonnement à chaque page renouvelé.

     Pour avoir une idée de l’empire ainsi assujetti, on doit se rappeler la direction par René Huyghe de trois histoires de l’art dont la première dans le cadre de la revue L’Amour de l’Art dont il était le responsable, une histoire de la Peinture française aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, des livres consacrés à de grands peintres, Delacroix évidemment, Cézanne, Van Gogh, Gauguin, et ces grands classiques que sont Dialogue avec le visible, L’Art et 1’Âme, Formes et Forces.

     Plus impressionnant encore est le grand dessein de René Huyghe qui, au fur et à mesure de sa réalisation, l’élargira. Le point de départ est un article de foi selon lequel l’art est une donnée de la condition humaine qui, en un certain sens, la transcende. Au-delà même de ses fonctions évidentes, fussent-elles de l’ordre de la gratuité ou de l’utilité, l’art est un mode de connaissance qui déchiffre le mystère de l’univers. Il est, dit quelque part René Huyghe, une tierce réalité entre le monde du subjectif et celui de l’objectif, entre l’esprit et la matière. Il va de soi que cette analyse, ou plutôt cette profession de foi, rejoint ou recoupe la philosophie et ses problèmes. La rencontre de l’art et de la philosophie, dont l’esthétique n’offre qu’un aspect, est pour la plupart des artistes un simple incident de parcours. Au contraire, pour l’auteur de Dialogue avec le visible, elle est une révélation de laquelle on peut partir pour tenter de décrypter le mystère fondamental.

     Dès son adolescence René Huyghe était aux prises avec cette inquiétude sans laquelle on n’est pas philosophe, et il lui avait répondu par l’étude et par la lecture. Quelques années après l’armistice de 1918, le paysage philosophique français était évidemment composite, mais sa branche spiritualiste était placée sous l’égide d’Henri Bergson, dont les cours au Collège de France ne furent égalés en succès que, plus tard, par ceux de René Huyghe.

     C’est viscéralement que celui-ci refuse le matérialisme et le combat sur tous les fronts et avec tous les moyens. Il n’hésite pas, par exemple, à regarder Sigmund Freud comme un allié dans cette lutte. Freud a commencé d’être connu en France dans l’entre-deux-guerres et René Huyghe l’a lu et utilisé. La place majeure faite à la sexualité dans la doctrine et la pratique freudiennes choque cependant René Huyghe qui corrige Freud par Jung, un peu comme une feuille de vigne sur la nudité. En réalité, Huyghe fait flèche de tout bois, dans sa réflexion profonde et incessante qui prend en charge l’homme, l’art, la nature et le cosmos.

     Ce spiritualisme extrême, peut-être venu du début du siècle avec Ravaisson, rénové par Teilhard de Chardin, enseigne que, non seulement l’esprit est supérieur à la matière, mais encore qu’il est la seule réalité.

     Ne nous y trompons cependant pas. René Huyghe n’est pas un philosophe qui aurait pris l’art en otage pour illustrer sa Weltanschauung. Sa prise sur l’art, et tout particulièrement sur la peinture, est trop directe, trop instinctive, trop sensuelle et (tant pis pour le spiritualisme) trop charnelle pour en faire une compagne de la scolastique. La présence concrète de l’art y est amoureusement et minutieusement attestée, c’est d’elle que tout part et à elle que tout revient. Ce n’est pas la philosophie qui l’inspire ; c’est l’art qui donne l’élan au philosophe. Et c’est lui, il faut bien le dire, qui est l’essentiel.

     Dans son œuvre écrite déjà considérable avant 1951, date de l’entrée au Collège de France, puis dans les cours du Collège, René Huyghe avait voulu clairement rendre à la psychologie une place de premier rang dans l’histoire de la peinture, tout comme dans la compréhension et dans l’interprétation des œuvres. Sans ignorer la tendance de la psychologie à s’émanciper, ni son aspiration à un statut de science expérimentale, René Huyghe reste fidèle à la charge de philosophie et en un certain sens de métaphysique que porte la psychologie. Il veut d’abord réagir contre une histoire de l’art qui fait trop de place à une explication des œuvres par des facteurs objectifs de nature historique, technique, sociale, économique, extérieurs à l’âme, donc quasi matérialistes opérant au surplus selon le mode déterministe. L’artiste apporte bien autre chose que la signature sur une production sociale ; il est un singulier irréductible et en un certain sens incommunicable.

     Un interlocuteur très autorisé de René Huyghe lui posait en 1980 la question de savoir si le livre de 1971 Formes et Forces ne marquait pas une réflexion à ce qu’il appelait le niveau « ontologique ». De fait le livre, profondément original, procède à un extraordinaire recensement des formes et des forces dans la nature et dans l’art, avec les échos, les échanges et les transferts qui vont de l’une à l’autre. « La connaturalité du physique et du psychisme », selon l’expression même de René Huyghe en tire une espèce d’évidence : « L’homme est de même nature que la nature. » L’interrogatoire auquel je me réfère comporte un étonnant chapitre « De l’art à la philosophie », qui constitue un aveu par son titre même. Il nous apprend que René Huyghe, selon les exigences de la philosophie contemporaine qui n’en est évidemment pas restée à Bergson, a sans cesse entretenu et tenu à jour sa culture scientifique déjà fort sérieuse. Il salue une espèce de dissolution du matérialisme par l’effet d’une science neuve délivrée des modèles sur lesquels s’était fondé le scientisme. Il s’agit d’un véritable testament de philosophie opérant une totalisation ou plus exactement une fusion des espoirs et des angoisses de l’homme et de la nature.

     Dans un texte de 1976, Marcel Brion avait célébré déjà le mariage chez son ami « de la sensibilité et de l’intellect » et remarqué que « René Huyghe se hausse à ce palier de la connaissance où il se pourrait bien que fût déchiffré cet "alphabet secret de la nature", ce "chiffre des choses"... qui serait la clef commune de la nature et de l’art ».

     Faut-il cependant croire que la magnifique ambition de René Huyghe ait pu se réaliser pleinement ? C’est cette interrogation qui commande le deuxième moment de la réflexion.

     L’invocation d’une magie réveille parfois chez ceux à qui elle est destinée le goût de la critique ou de l’examen, comme s’ils redoutaient l’illusion d’un envoûtement ou d’un tour d’adresse.

     Essayons de nous mettre à leur place.

     René Huyghe nous a livré, par son action, par sa pensée, par son expression, une œuvre d’art, la sienne. Elle est, comme il nous l’a lui-même enseigné, à la fois le fruit de la psychologie de l’auteur et la clé de sa connaissance. Est-il illégitime de nous interroger à son propos ?

     L’ouverture généreuse de René Huyghe à tout ce qui peut nourrir le savoir, la réflexion, la culture est peut-être le trait fondamental de son caractère et l’on repère sa trace à tout propos, parfois avec le sourire. Parlant de ses origines évidemment nordiques, le narrateur revendique la double appartenance à la Flandre et à la Wallonie pour sauvegarder envers et contre tout une méridionalité et comme une espérance de Méditerranée. Dans sa culture philosophique, s’il met au premier rang Bergson, il lui accole en compagnonnage bien d’autres auteurs, ce qui est évidemment légitime, mais par exemple à propos de Kant pourrait faire question. Là où des esprits moins ouverts verraient une contradiction, voire une incompatibilité, il voit une complémentarité. Cet œcuménisme se déploie, et c’est très naturel, en matière religieuse. René Huyghe ne relève d’aucune Église, d’aucune religion établie ; mais il s’y réfère comme a des témoins de l’Esprit et comme à des croisés de l’anti-matérialisme. Pour lui les trois religions du Livre non seulement sont porteuses de messages interchangeables, mais ceux-ci se retrouvent dans le bouddhisme, ce qui, tout de même, est hardi.

     Le mieux sur ce point est de donner la parole à l’auteur :

     « J’ai toujours redouté de me réduire, comme trop d’esprits, à des affirmations et à des négations. Il faut éviter de penser "en ligne droite" en ne s’offrant que deux directions, le oui ou le non. J’ai toujours rêvé de placer la pensée au centre d’une rose des vents qui s’ouvre sur la totalité du possible mais le fait converger vers un centre d’unité. Si j’ai adopté une méthode, c’est celle-là ; elle est fidèle à l’étymologie du mot "compréhension". » En citant je m’aperçois que l’auteur se réclame non de la seule complémentarité des contraires, mais de leur convergence.

     Une telle disposition naturelle est sympathique et, instinctivement, je la partagerais volontiers. Pourquoi faut-il que, dans ma soutenance de thèse, voici bien longtemps, le passage à la fois le plus chéri par moi et le plus audacieux au service de la réconciliation des antinomies fût censuré par la remarque de l’un de mes juges, selon qui — et c’est lui que je cite cette fois : « Il est commode d’élever le débat ; si l’on regarde d’assez haut tout se confond » ?

     De là quelques méprises. Le fait que la science de notre siècle n’en soit pas restée à l’atome de Démocrite ou de Lucrèce, qu’elle dépasse l’analyse corpusculaire, qu’elle relativise l’espace et le temps newtoniens, qu’elle parle le langage quantique et mette en gloire l’énergie ne suffit pas à faire de la physique un département de la spiritualité. Les conquêtes de la biologie compliquent le déterminisme, mais en resserrent à d’autres égards les réseaux.

     Il est difficile de traiter clairement des mystères. Mais on ne les pénètre pas par la seule incantation du verbe. À cet égard, l’utilisation de la majuscule pour orner des substantifs à signification indécise est un signal d’alarme, tout comme le recours systématique à l’épithète et à la métaphore. Formes et Forces est un livre passionnant par ce qu’il montre, plus énigmatique par ce qu’il veut démontrer.

     Les plus beaux dons tendent des pièges. L’admirable talent de parole qui fait regretter la pétrification par l’écriture induit quelquefois celui qui en use à se contenter d’une formule que la flamme oratoire illuminait dans un éclair, mais qui paraît moins foudroyante dans la clarté immobile de l’écrit.

     Prenons pourtant garde et ne raisonnons pas à l’envers. Revenons à la constatation dont nous sommes partis. René Huyghe n’est pas, répétons-le, un philosophe qui prend l’art pour prétexte. C’est l’art qui est sa passion fondamentale.

     Elle est d’ailleurs moins impérialiste que telle ou telle affirmation de l’auteur pourrait le faire croire. Pour exorciser le matérialisme, le déterminisme, le positivisme qui, selon lui, ont pesé sur telle ou telle conception de l’histoire de l’art, il veut remettre à sa place, la première, la psychologie, c’est-à-dire l’individualité spirituelle ou, si l’on aime mieux, en face à face l’âme de l’artiste et l’âme de celui qui regarde.

     Mais pour René Huyghe la reconquête par la psychologie de la place qui est la sienne dans l’explication de l’œuvre d’art n’exige pas d’expulser d’autres théories qui ont pratiqué — dirait un juriste — l’excès de pouvoir mais non l’usurpation. Il suffit d’élaguer sans abattre. Dans le projet qu’il expose, lors de sa candidature au Collège de France et dans sa leçon inaugurale, René Huyghe se veut certes novateur, mais aussi continuateur.

     C’est l’auteur lui-même qui veut que la psychologie s’entende au sens collectif comme au sens individuel, que l’histoire dans ses diverses branches, la sociologie, la technologie et la technique soient à l’œuvre avec la psychologie pour expliquer et comprendre l’œuvre d’art. Sur ce point René Huyghe a donné l’exemple.

     On sait que Delacroix a été pour lui beaucoup plus qu’un modèle idéal, une sorte de frère aîné et de référence majeure tant sur l’art que sur l’artiste. Il est la démonstration de ces convergences que l’on évoquait tout à l’heure. Sa vie et son œuvre ont été une montée allant de la spontanéité du génie à la révélation de ce que lui ajoute le combat solitaire de l’esprit. En épigraphe d’un chapitre, Huyghe cite Delacroix : « Ils ont peint leur âme en peignant les choses et ton âme te demande son tour. »

     À son tour, il veut être fidèle au dessein de « peindre une âme ». Mais cette âme n’est pas un ectoplasme. Elle habite un corps ; elle est encadrée par une hérédité, par une société. Elle communique et elle échange. Avec ses joies, ses peines, ses expériences elle est pleine du monde auquel elle appartient et, avec lui, elle éprouve le temps irréversible. Rien de cela n’est omis dans le livre. Le grand passage après 1830 de Delacroix du « bazar romantique » au Maroc, s’il est une vraie aventure intérieure, est accroché à une réalité extérieure dont la présence est exaltante. Mais sans doute le plus probant du livre est dans cette réussite qu’est le chapitre sur le « dandysme » où justement l’auteur, dans ce qui pourrait passer pour une mode toute d’affectation et de morgue, fait découvrir une exigence artistique, une discipline esthétique et un recours moral.

     Ce qui est irremplaçable en dernière analyse et irrésistible dans l’apport de René Huyghe à son temps, c’est dans toutes les occasions, c’est-à-dire presque à chaque page, où il étreint à bras-le-corps les peintres et les peintures, ce que j’appellerai la leçon du regard. Face au tableau ou à l’image il convoque le spectateur. Et il lui apprend à voir, puis à comprendre, puis à aimer.

     Que l’on me pardonne mais je ne parle pas ici pour les savants qui peuvent tout seuls trouver leur chemin, encore moins pour ceux d’entre eux qui peuvent dialoguer avec René Huyghe d’égal à égal. Et moins encore pour ceux que les dieux ont prédestinés sans condition. Je parle pour les autres et donc pour moi. Admettons qu’un peu de culture nous ait fait dépasser le stade primitif, celui où l’œuvre est appréhendée en raison de son utilité ou de sa signification la plus extérieure. Il nous reste tout de même tout à apprendre du visible et non pas par des acquisitions isolées, mais par une conquête à la fois progressive et globale. Il nous faut avancer peut-être lentement mais sur tous les fronts.

     Or, René Huyghe va jouer à merveille de ce privilège que, par rapport à la musique ou à la poésie, possède la peinture ; pouvoir à la fois s’emparer de l’objet et en entendre ou en lire ce qui le situe, l’explique, l’éclaire. Le commentaire d’une symphonie ou d’un poème l’interrompt ; le commentaire d’une toile en renforce la présence.

     Deux dons sont chez Huyghe portés à la perfection. Le premier est, sans brusquerie dogmatique, d’apprivoiser l’attention au visible, de la détourner de ce qui paraît sauter aux yeux pour voir ce qui est inaperçu, et qui peut être l’essentiel, de retrouver à partir des impacts anecdotiques subis par un regard trop ingénu une totalité complexe.

     Risquons-nous à une comparaison familière. Il faut délivrer l’œuvre de ses emballages superposés comme ceux que dépouille au matin de Noël l’enfant à la recherche de ce qu’il désire si fortement, même s’il ne sait pas encore ce que c’est.

     À ce don s’en ajoute un autre : celui de replacer l’œuvre dans le monde du temps et de l’espace, de faire comprendre que bien née ou dérangeante, elle était sinon prévisible du moins espérée. Et c’est le moment où le savant explique les tenants et aboutissants individuels ou collectifs, conscients ou inconscients, rappelle les bons auteurs et, même si le cas suggère le contraire, ne laisse pas trop de part à l’inexplicable, et affirme ainsi qu’œuvre n’est pas miracle, c’est-à-dire naissance par hasard.

     Ces deux dons ne s’exercent pas séparément. René Huyghe opère un va-et-vient inlassable entre l’intérieur de l’œuvre et le monde d’où elle vient et sur lequel elle s’ouvre. La lumière surgit de sources multiples. Le regard en devient plus vif et plus profond. La tableau n’est plus un objet matériel, mais un message et un appel.

     Ainsi l’ingénu qui avait tout à l’heure l’envie de goûter et de comprendre son plaisir se trouve à la fois éclairé et exercé. C’est avec une curiosité moins aveugle qu’il avancera maintenant, et plus encore demain, dans la reconnaissance des époques, des pays, des peintres. À tout moment René Huyghe pourra être avec lui. Il l’accompagnera même à la rencontre de l’art contemporain, dont il notera au passage les raisons et les racines qui l’expliquent et, le cas échéant, le justifient.

     La science, l’érudition, l’éloquence, la poésie, l’enthousiasme et le don souverain du regard ont fait de René Huyghe, pendant un demi-siècle, un guide majeur dans ce que, faute d’un terme meilleur, l’on nomme l’histoire de l’art et ce n’est pas demain que ce rôle cessera.

     Un guide, ai-je dit. On en croise un dans la vie de Delacroix. C’est Virgile qui conduit le Dante. La référence serait pourtant déplacée. Par Huyghe on ne va pas dans la Cité dolente, mais au contraire vers la félicité. Alors, avec son goût pour les grandes foulées, allons en Provence demander à Frédéric Mistral ce qu’est un guide. C’est le nom que le poète se donne lui-même pour faire lire la Miougrano entre-duberto, de Théodore Aubanel : le guide, c’est celui « qui montre le chemin de l’arbre à ceux qui ont soif ». Mais c’est trop peu pour René Huyghe. Il ne montre pas seulement l’arbre, mais suscite la soif et, sans cesse, la renouvelle comme une exigence d’éternité.